Premier en philo : Jean Paul Sartre
Des romans, des essais, des pièces de théâtre, des milliers d'articles, un engagement politique de tous les instants, une lumineuse philosophie, dans l'héritage d'un Pic de la Mirandole, une intelligence inépuisable doublée d'un petit sourire à la vie, la bonne humeur d'un bon vivant... Sartre, tel qu'en lui-même...
La peinture sur soi
Vous ne savez par où entrer chez Sartre ? Par la porte, tout simplement, celle qu'il a ouverte sur son enfance, dans Les Mots (1963).
L'oncle d'Albert...
Mon petit élève - pardonnez à un grand-père - est naturellement prodigieusement intelligent en toute chose ! Je cherche ce qu'il pourrait devenir dans la vie. Pas mathématicien, bien que fils de polytechnicien. Ce qui caractérise son genre d'aptitude, c'est la parole. Il ne rêve qu'aventures et poésie, mais ce sont là facteurs bien inutiles en ce XXe siècle. Batailleur et éloquent, il y a là, hélas, tout au plus de quoi faire un avocat ou un député ! En attendant, il se porte bien et a le plus heureux caractère du monde : il chante toute la journée... Cette lettre est signée Charles Schweitzer - oncle d'Albert Schweitzer. Et de qui donc ce grand-père heureux et comblé parle-t-il ? De Poulou ! Son petit-fils Poulou !
Bienvenue chez Poulou !
Vous ne connaissez pas Poulou ? Vous brûlez d'envie d'en savoir davantage sur ce petit prodige qui vous séduit par sa gaieté, son intelligence et son énergie si prometteuse ? Eh bien, il vous attend ! Chez son grand-père et sa grand-mère, Charles et Louise Schweitzer, en compagnie de sa mère, Anne-Marie. Et de son père ? Non : Poulou, né en 1905, n'a pas connu son père, Jean-Baptiste, originaire de Thiviers, dans le Périgord. Jean-Baptiste Sartre, bachelier en lettres et en sciences, trois fois lauréat au concours général, polytechnicien, enseigne de vaisseau, est mort en 1906, des suites d'une maladie contractée en Cochinchine. Maman Anne-Marie a décidé alors de vivre chez ses parents, avec Poulou.
Les intimes de Sartre
Attention ! Vous êtes arrivé chez Poulou, chez les Schweitzer. Vous venez de pousser la porte, doucement. L'inscription que vous y avez lue - Les Mots - vous a intrigué(e).
Deuxième surprise : ce n'est pas Poulou qui vous accueille, c'est un homme adulte, pas très grand, des lunettes toutes rondes, la pipe à la bouche, le regard vif, plein de cette intelligence malicieuse qui désamorce toute fatuité, toute vanité. Sa voix s'élève, claire et vive en vous, comme la confidence faite à un intime. D'ailleurs, vous faites partie de ses intimes, de ses centaines de milliers d'intimes : ses lecteurs. La visite des lieux de sa mémoire est commencée. Vous l'entendez dire : J'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. Diable ! 11 n'y va pas de main morte, Poulou !
Et la femme, alors ?
L'humanisme ! L'homme ! C'est de l'homme qu'il est toujours question sous la plume de Sartre ! Et la femme, alors ? La femme ? La voici : elle s'appelle Simone de Beauvoir. Lorsque, en 1929, Sartre est reçu premier à l'agrégation de philosophie, après un parcours brillant à Normale sup, la deuxième place est occupée par celle qu'il a rencontrée trois années auparavant : Simone de Beauvoir ! Elle illustre pour le sexe auquel elle appartient la philosophie de son compagnon, appliquant l'idée qu'une essence de la femme soumise et moins intelligente que l'homme n'existe pas. La femme n'est pas une esclave - c'est le thème de son essai : Le Deuxième Sexe (1949).
Au sein de l'existentialisme, elle fonde le féminisme militant, accordant une place essentielle à l'engagement au quotidien. Elle en donne l'exemple par une vie d'action et de conviction. En 1954, le prix Concourt couronne son roman : Les Mandarins. Elle a également écrit : Le Sang des autres (roman, 1945) ; Mémoires d'une jeune fille rangée (essai-autobiographie, 1958) ; La force de l'âge (essai-autobiographie, 1960) ; La Force des choses (essai-autobiographie, 1963) ; Une mort très douce (récit sur la mort de sa mère, 1964) ; Tout compte fait (essai-autobiographie, 1972) ; La Cérémonie des adieux (essai-autobiographie, 1981). Simone de Beauvoir meurt le 14 avril 1986.
Les chemins de la liberté
Détrompez-vous : Poulou n'a jamais été Poulou ! Sans doute a-t-il toujours été Jean-Paul, Jean-Paul Sartre que vous avez reconnu, non seulement par la pipe et les petites lunettes, mais par cette phrase enlevée, élégante et dense, qui vaut plus que mille pages d'une laborieuse étude de mœurs. Évidemment, si l'on relit la lettre de Charles Schweitzer, on peut être surpris de tant de décalage entre les observations attendries du grand-père et le jugement sans appel du petit-fils. Mais peut-on reprocher à Sartre d'être devenu l'adulte lucide qui nous plaît tant, d'être sorti victorieux de toutes les duperies nécessaires, de nous montrer la voie qui sauve, les chemins de la liberté -titre d'un cycle sartrien publié entre 1945 et 1949 ?
Des économies d'essence
Inviter l'homme à se construire, le persuader qu'il choisit sa route, qu'il est responsable de son destin. Tâche difficile après des siècles où le contraire fut enseigné. Et pourtant, pari gagné !
« L'existence précède l'essence. » Certes...
Sans complaisance, n'est-ce pas, les deux cents pages de son autobiographie - Les Mots - publiée en 1963 dans la revue qu'il a fondée, Les Temps modernes, et en 1964 en volume. On veut ensuite tout savoir, tout lire, ou tout relire de celui qui marque de sa pensée, de sa présence militante, le cœur du XXe siècle, le philosophe majeur du temps présent, des siècles à venir, celui qui a donné en une formule la clé de la liberté humaine : l'existence précède l'essence. Vous contemplez cette clé et vous ne trouvez pas la serrure ? Autrement dit, elle vous paraît obscure !
Le refus dit Nobel
C'est tout simple, pourtant : l'essence, c'est une sorte de matrice d'où vous pourriez sortir, vous, homme ou femme, conforme à un modèle déterminé auquel vous vous résignez d'appartenir, abandonnant toute idée de liberté. Pour Sartre, aucune essence ne détermine l'individu, ne l'oriente dans ses comportements : il est libre par rapport au monde, par rapport à lui-même. Il est responsable de son destin ; chacun de ses actes doit être une manifestation de sa liberté, et non une soumission à un modèle (Sartre refuse, en 1964, le prix Nobel de littérature ; il ne veut pas adhérer à un modèle qui rejoint l'essence). L'homme est le produit de son existence, et non celui d'une essence antérieure ou extérieure (détenue par un Dieu créateur, par exemple). Voilà pourquoi Sartre écrit que l'existence précède l'essence. Est-ce plus clair maintenant ? Si c'est le cas, vous venez de comprendre en quelques lignes ce qu'est l'existentialisme. Bravo !
L'existentialisme est un humanisme
Tentons de monter une marche supplémentaire dans l'édifice sartrien : en plaçant l'homme responsable de lui-même au centre de son existence, en lui donnant une liberté qu'il veut à la fois pour lui-même et pour les autres, l'existentialisme opère la même révolution dans la conscience que celle qui a existé au XVIe siècle dans l'art. Et comment cette révolution s'appelait-elle ? Vous devez vous le rappeler : vous l'avez lu dans la deuxième partie (déjà oubliée ?) : l'humanisme - cela vous revient, maintenant ! Voilà pourquoi Sartre a donné ce titre à une conférence qu'il prononce en 1946, afin de répondre aux attaques de ceux qui l'accusent de désespérer l'homme : L'existentialisme est un humanisme - n'est-ce pas qu'on se sent intelligent, quand on a compris cette petite phrase ? On a envie de l'expliquer à tout le monde...
Aron, Nizan
Jean-Paul Sartre a pour camarades de promotion, à Normale sup, Raymond Aron (1905-1983) et Paul Nizan (1905-1940). Raymond Aron est un sociologue et un philosophe qui croise le fer avec Sartre (métaphoriquement, bien sûr, mais leurs dissensions sont parfois telles qu'on les imagine prêts à se rendre sur le pré...), jugeant que celui-ci s'enferme dans l'idéologie marxiste. Aron, rédacteur en chef de La France libre auprès du général de Gaulle, à Londres, jusqu'en 1944, est un atlantiste qui promeut la pensée libérale. Paul Nizan, dont l'œuvre brève est composée de romans autobiographiques {Aden Arabie, 1931 ; La Conspiration, 1938), se montre un digne héritier de Vallès ; il fait de sa vie un combat permanent pour ses idées, quittant brusquement et avec fracas le parti communiste lors de la signature du pacte germano-soviétique, en 1939. L'année suivante, lors d'un engagement contre les troupes allemandes, il est tué près de Dunkerque,
« La Nausée » à Thiviers?
Dans le premier roman de Sartre, l'action se déroule au Havre. Pourtant, ne serait-ce pas Thiviers, le berceau de la famille paternelle ?
Premier roman
Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ». Ce que vous venez de lire, c'est une page du journal d'Antoine Roquentin, le héros du premier roman de Sartre : La Nausée. Un roman qui est pour l'auteur une sorte de premier amour, car il affirme longtemps après l'avoir publié en 1938 : Dans le fond, je reste fidèle à une chose, c'est à La Nausée.
Trouver un bon titre..
Melancholia. Tel est le premier titre du roman que Sartre remet à son éditeur, en 1936. Celui-ci, Gaston Gallimard, demande alors à l'auteur d'effectuer des coupes et d'atténuer le vitriolage de l'image de la bourgeoisie ! Ce qui est fait. Et puis, il faut trouver un autre titre. Sartre propose alors : Les Aventures extraordinaires d'Antoine Roquentin, un bandeau précisant sur la couverture : II n'y a pas d'aventures. Gaston Gallimard fait la moue. Il cherche, lui aussi, et finalement trouve : ce sera La Nausée, la nausée qu'éprouvé Roquentin lorsqu'il découvre l'acuité de sa propre existence, de celle des choses...
Le Havre ou Thiviers ?
La rédaction du roman s'étend sur presque sept années. Sartre commence à l'écrire au Havre où il est nommé professeur, en 1931. Il le continue à Berlin, en 1934, et le termine à Paris. On y découvre l'angoisse croissante de Roquentin, le héros, qui, à travers une perception distante des choses, fait l'expérience de sa propre existence. Le journal qu'il tient, consignant ses moindres faits et gestes, ses rencontres dans Bouville (Le Havre ou le Thiviers paternel ?) est celui d'une conscience qui se transforme presque en substance opposée à un monde de plus en plus incertain. Cette conscience qui repousse les mots ne conserve des choses que des images quasiment sans nom. Roquentin semble glisser vers la folie.
« Le Nouvel Observateur », « Libération »...
Sartre participe à la fondation de l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur et au lancement du journal Libération. Il compte de plus en plus d'admirateurs, de lecteurs. Parmi eux, le général de Gaulle lui-même...
On n'arrête pas Voltaire !
Mobilisé en 1940, Jean-Paul Sartre est fait prisonnier au début de l'été. Il s'évade du camp de Trêves en 1941. Revenu à Paris, il écrit deux pièces de théâtre et un essai philosophique : L'Être et le Néant (1943). La scène, les voyages, les engagements révolutionnaires et politiques occupent sa vie lorsque la paix revient. En 1960, il signe le Manifeste des 121 sur le droit à l'insoumission - la guerre d'Algérie se poursuit. Sur les Champs Elysées, des manifestations contre le philosophe s'organisent, des slogans sont scandés, notamment celui-ci, lourd de menaces : Fusillez Sartre ! Le général de Gaulle, à qui est rapportée cette injonction réplique : On n'arrête pas Voltaire !
Fidèle à son éthique
Jusqu'à sa mort, le 15 avril 1980, Jean-Paul Sartre ne cesse de s'engager aux côtés de ceux qui luttent pour leurs droits, pour la liberté. Il contribue à la fondation de l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, en novembre 1964, au lancement de Libération, le 22 mai 1973. Directeur de La Cause du peuple, en 1970, journal interdit, il va jusqu'à le distribuer lui-même dans la rue ! Jusqu'à son dernier souffle, Sartre, l'humaniste, est fidèle à son éthique. Des dizaines de milliers de personnes suivent le convoi funèbre qui le conduit, le 19 avril 1980, au cimetière du Montparnasse.
Sartre en pièces
1943 Les Mouches - Oreste conquiert sa liberté par un individualisme excessif.
1944 Huis clos - Trois personnages vivent un huis clos éternel après leur mort. Ils jugent les autres et sont jugés par les autres - l'enfer, c'est les autres !
1948 Les Mains sales - Un jeune bourgeois, Hugo, doit tuer un chef révolutionnaire, mais ce chef devient un héros. Hugo va être jugé...
1951 Le Diable et le Bon Dieu - Dans l'Allemagne de la Renaissance, l'affrontement du bien et du mal.
1953 Kean - Sartre adapte la pièce d'Alexandre Dumas père.
1959 Les Séquestrés d'Altona - Un officier nazi fait face à son passé de tortionnaire.
Cioran, ou le pessimisme
Faites toujours une petite place à Cioran dans vos lectures. Emile Michel Cioran (19ÎM995), né en Roumanie, philosophe écrivain de langue française, penseur organique ainsi qu'if se définit lui-même. Cioran, dans ses œuvres et ses aphorismes, mélange le cynisme et la désespérance, la résignation et le pessimisme le plus profond. Pourtant, on le sait proche d'une lucidité implacable, proche d'une vérité pas toujours bonne à lire... Lisez quand même Précis de décomposition (1949), La Tentation d'exister (1956) et des emporte-pièce de ce genre : l'histoire des idées est l'histoire de la rancune des solitaires, ou bien: il n'est qu'un esprit lézardé pour avoir des ouvertures sur l'au-delà, ou bien : la musique est le refuge des âmes ulcérées par le bonheur. Vous le constatez, avec Cioran, on ne s'ennuie jamais...
Source : La Littérature française
Le Pèlerin