Traditions et mentalités anciennes
Une femme pas comme les autres
Elle disparaissait dès qu’elle avait fait semblant de s’être occupée de tout à la maison, laissant au foyer sa fille et sa belle-mère trop bonnes pour l’empêcher de sortir. Les deux s’occupaient du mieux qu’elles pouvaient de la cuisine pendant que la maîtresse de maison se baladait. On est à une époque où les femmes travaillaient la laine avec beaucoup d’ardeur et d’application. Patiemment, elles la lavaient pour la débarrasser de toutes les impuretés et la rendre blanche, la cardaient, la filaient puis la tissaient elles-mêmes pour en faire des couvertures, burnous, foutas.
Mais pendant que les autres peinaient à joindre les deux bouts, cette femme avait d’autres chats à fouetter : rentrer dans la vie intime des autres, poser des questions indiscrètes, parler pour ne rien dire, s’asseoir autour du cercle de celles qui échangeaient de joyeux propos sur des sujets intéressants. On peut dire qu’elle était malade de la paresse et de bavardage. Quand elle avait fini sa tournée tard dans la journée, elle rentrait. Et à peine avait-elle franchi le seuil de la maison, elle demandait à sa fille, sur un ton impératif frisant la colère, de lui apporter vite la quenouille, faisait mine de commencer tôt pour terminer ce qu’elle s’était fixé comme travail dans la journée et rivaliser d’ardeur avec les voisines assez matinales pour avancer en besogne.
«Pour moi la quenouille, que je me mette vite à l’œuvre» sont ses paroles quotidiennes passées de bouche à oreille auprès de tout le monde et répétées si souvent qu’elles avaient fini par s’ériger en euphémisme, sinon en maxime qu’on ressort à chaque fois qu’on a envie de dire de quelqu’un qu’il est enfin revenu se remettre à une tâche dure, après une longue escapade.
Ce type de comportement était considéré comme honteux et cela d’autant plus que d’autres femmes avaient dressé plusieurs métiers à tisser, travaillé jour et nuit pour apprêter ce que tout le monde rêvait d’avoir surtout en hiver : burnous et couvertures perçus comme des acquis d’une valeur inestimable et un honneur.
Nous sommes en société traditionnelle d’autan où le niveau de richesse d’une famille se mesurait en nombre de champs cultivables, en bien acquis à la sueur du front. Toutes les femmes qui avaient su thésauriser pour faire face aux aléas de la vie, procurer à leurs filles les plus beaux trousseaux de mariage, et fait porter les plus beaux burnous à leurs maris, sont toujours citées en modèles.