Appelez moi Jules
Ah, les femmes… Celle qu’Armand avait rencontrée ce triste soir de janvier, à l’hôtel du Commerce de Bourg-en-Bresse, avait tout d’une galette des rois façonnée par un ange. La chair dorée à souhait, un regard d’azur embusqué sous le rimmel de l’indifférence. Un port altier et la démarche d’une panthère rose tandis qu’elle hésitait entre les tables.
Ni trop grande, ni trop petite. Ronde juste ce qu’il faut pour donner du moelleux à l’ensemble. Des jambes passionnantes. Des formes généreuses qui demandaient qu’à s’exprimer sous le tailleur discret.
Dans la salle à manger déserte où les radiateurs s’épuisaient à réchauffer l’atmosphère, Amand avait senti soudain sa température grimper d’un cran. Un signe qui ne trompe pas. Lui, qui se morfondait un instant plus tôt devant son bœuf Strogonoff et son pichet de Bordeaux récolté dans la région de production, reprit brusquement du poil de la bête. La vie, de nouveau, valait la peine d’être vécue…
Elle affichait la quarantaine avec l’air d’avoir vingt ans. Il lui trouva sur le champ l’élégance parisienne et le charme slave. Ses yeux un peu cernés et ses traits las rehaussaient encore sa beauté de fruit mûr. Délicieuse à croquer.
Armand se sentit fondre, comme quand il était petit devant un bel éclair au chocolat. Une apparition pareille, ils devaient tourner un film dans le coin, ce n’était pas possible autrement, se dit-il dans son for intérieur qui craquait de partout.
Armand se faisait déjà tout un cinéma. Pourvu qu’elle s’installe pour dîner. Pourvu qu’elle ne soit pas accompagnée d’un de ces bellâtres prétentieux à cheveux argentés qui sentent le "Brut de Fabergé" et parlent exprès fort aux serveurs. Pourvu que sa présence de mâle "tout seulabre" et un peu godiche, dans cette grande salle, ne l’effarouche pas…
Bingo ! Elle s’assoit juste en face de lui et commande aussitôt une salade niçoise avec pour seul compagnon un verre de rosé. Ouf !
Armand jubile. La contempler du bout des yeux est déjà un plaisir. Mais l’approcher jusqu’à la toucher, même du bout des doigts, il ne brûle plus que pour ça. Armand se sent tellement amoureux qu’il zappe le fromage et passe directement au dessert. Établir le contact et dénouer délicatement les rubans de ce cadeau du ciel, il ne voit pas de meilleur happy end
Ne surtout pas parler de ses déboires conjugaux passés, ça les fait bailler. Éviter la politique, ça les assomme. Lui parler d’elle, c’est le sujet qu’elles préfèrent. Mais en prenant l’air détaché et un peu taquin, pour pas qu’elle le voit venir avec ses gros sabots. Le dragueur plouc, c’est mortel pour la libido.
Devant sa poire au vin, Armand décide de passer à l’attaque. Comme il a de la culture, il se remémore le conseil martial de Stendhal : prendre d’assaut la citadelle sans attendre.
Armand s’est renseigné. Selon le Nouvel Observateur qui s’y connaît, il entre dans la catégorie des "übersexuels". Virils mais pas machos. Il n’y a donc pas de souci à se faire.
N’empêche, au moment de se lever, il hésite un peu. Tous les vrais hommes vous le diront, on se sent toujours petit garçon à l’instant de cueillir une rose. Chaque femme qu’on s’apprête à séduire est toujours la première.
Surprise. Elle accepte de venir à sa table sans se faire prier. Elle reconnaît qu’on avait l’air idiot, là, tous les deux, chacun dans son coin, à se regarder en chiens de faïence.
"La faïence est dans vos yeux" dit-il, galant. Elle rit de bon cœur à ses premières saillies. Ce qui est encourageant pour l’avenir. Elle se moque de son prénom mais avoue que le sien, pour une Parisienne branchée, fait un peu veillée des chaumières : Solange…
Armand lui glisse à l’oreille : on est fait pour s’entendre. Elle dit oui, presque tendre, en se penchant son décolleté vers lui.
Car elle est Parisienne, venue voir un copain architecte bressan pour qui elle dessine des plans de temps à autre. Elle pourrait s’en passer, son mari a une grosse situation. Mais elle tient à son indépendance. Et comme elle a fait les Beaux-arts, autant en profiter…
Armand n’a rien contre les femmes mariées indépendantes qui veulent profiter des Beaux-Arts. Elles ont bien le droit de s’amuser un peu. La vie est si courte. Il trouve Solange charmante et délurée, pas bégueule pour un sou. Elle lui plaît de plus en plus. Surtout quand elle assure, narquoise : "Je suis un bon plan, moi aussi…"
Elle a raté le TGV du soir pour Paris. Ce qui la fait bien rire : "C’est tout moi, ça…" dit-elle. Avant d’ajouter, mutine, à son intention : "TGV du soir, espoir !" Le sang d’Armand ne fait qu’un tour. C’est le moment ou jamais de commander le champagne.
Il fait si froid dans la grande salle qu’il s’assoit à côté d’elle et rapproche un peu l’abat-jour. Elle ne proteste pas, pose sa tête sur son épaule, celle de gauche, la plus impressionnante, en s’exclamant : "Pouf, pouf, je suis un peu saoule, moi !". Dieu qu’elle est charmante.
C’est vrai que Solange vacille un brin quand ils sortent du restaurant. Armand, qui n’oublie pas Stendhal, a proposé négligemment : "On ne va pas se quitter comme ça, on se connaît à peine. Allons prendre le dernier verre dans notre chambre."
"Laquelle ?", a répondu l’ingénue.
Ce sera la sienne où, sans très bien comprendre comment (le parquet est si glissant), ils se retrouvent étroitement enlacés. Poussés par la force de la gravitation, ils échangent leur premier baiser. Les voilà qui plongent avec délice dans le grand fleuve Amour.
Armand a du mal à reprendre son souffle. Solange est si ardente. Elle l’enserre, le malaxe, le brutalise presque. Et les yeux mi-clos, déjà en route pour Cythère, lui murmure à l’oreille : "François, mon François, serre-moi plus fort !"
Armand, soudain dégrisé, croit avoir mal entendu. Mais, pas de doute ! Elle répète, dans le registre des aigus : "Françoiiis, il n’y a que toiii !"
Cueilli en plein élan, Armand émet quelques ratés comme un vieux bimoteur. Il n’est plus seul à bord. Son appareil se cabre. Il frôle l’atterrissage forcé. Mais, in extremis, en pilote consommé, il reprend son sang-froid et redresse son vol jusqu’au septième ciel.
Mission accomplie. Tandis que Solange s’endort comme un beau bébé dans les bras de son François adoré, Armand ramasse ses chaussettes et s’enfuit à pas de loup, se promettant de mieux relire Stendhal la prochaine fois.
Le voilà tout seul dans son grand lit. La mémoire lui revient : "François, n’était-ce pas le prénom de son lointain mari, ce grand patron très occupé par ses affaires?" Indulgent, il pense à la chanson de Brassens. "Ne jetons pas la pierre à la femme adultère…" Surtout quand elle trompe son amant d’un soir avec son cher époux. Un acte moral en quelque sorte.
Armand, rassuré, sourit aux anges et s’endort comme un loir, conscient d’avoir fait son devoir en contribuant à son corps défendant au bonheur d’un vieux couple. Avant de sombrer dans les bras de Morphée, une dernière pensée le réconforte. Dans la confusion des prénoms, il a évité le pire, L’autre, au lieu de s’appeler François, aurait pu s’appeler Jules !