Des étudiants «analphabètes bilingues»
Jamais le niveau des étudiants algériens en langue française n’a atteint un seuil aussi bas: c’est la Berezina linguistique.
C’est une autre pandémie qui frappe de plein fouet l’université algérienne. Le niveau des étudiants quant à la maîtrise de la langue de Molière s’est dégradé au fil des années. Vu les circonstances, «cette situation devient inévitable», a déclaré à L’Expression, le célèbre linguiste américain et enseignant à l’Institut de technologie à Massachusetts, Noam Chomsky. Reconnaissant la difficulté de cette langue, notamment sa grammaire, il a souligné, d’autre part, que le problème «n’est pas lié à la linguistique.» Explicite, M.Chomsky a précisé que la question «a trait aux facteurs culturels et sociaux.». Sans exagération, aucune, il est temps de crier actuellement à un «scandale de l’illettrisme» au sein de ces établissements censés être des lieux de savoir et de technologie. Il ne serait pas non plus abusif de dire que plus de la moitié des étudiants algériens inscrits dans des spécialités aussi bien techniques que littéraires, sont «vulnérables» devant cette première langue étrangère, enseignée dans notre pays. Calamiteux! Si hier, on se lamentait sur les élèves qui ânonnent en 6e année, aujourd’hui c’est l’étudiant algérien qui fait craindre le pire.
Les échecs du primaire et du secondaire produisent des effets désastreux jusqu’au bout de la scolarité. Et les professeurs de l’université sont effarés par les copies truffées de fautes d’orthographe de leurs étudiants. Le désarroi est unanime chez certains parents, reconnaissant le naufrage de leur progéniture. Depuis plusieurs années, les signaux d’alerte se multipliaient sans pour autant obtenir les résultats escomptés. Ce problème évoqué est, malheureusement, encore un sujet tabou même si à la sortie des établissements, on ne parle que de cela. «Rares sont parmi nous, ceux qui maîtrisent la langue française», reconnaît Amel, étudiante en 2e année d’interprétariat et traduction à la fac d’Alger. De plus en plus d’étudiants ont du mal à écrire correctement en français. A qui incombe cette défaillance sans précédent? A la télévision? Aux méthodes pédagogiques? Incontestablement, cette faiblesse est la conséquence de plusieurs facteurs. Chaque partie doit assumer pleinement ses responsabilités aux fins d’espérer une éventuelle solution. Sinon, c’est le clou qui s’enfonce et la dérive de l’université algérienne devient inéluctable.
Dérive?
Une authentique faillite du système éducatif. L’école échoue à enseigner correctement le français. En arrivant en 6e, le mal est déjà fait. «C’est pratiquement irrécupérable» regrette un enseignant de langue française à la retraite. Contrairement à ce que l’on ressasse, ce n’est point au collège, le fameux «maillon faible», que la crise se noue. Mais au niveau du primaire, pendant ces années bénies où l’enfant est le mieux pris en charge. «C’est le point de départ d’une crise qui perdure», explique L.M, psychologue clinicien exerçant à Alger. Et d’ajouter qu’«on enseigne le français comme une langue déjà acquise. En réalité, il faudrait l’enseigner comme une langue étrangère.» L’erreur est fatale. Longtemps, cette dénonciation a été le fait d’un petit noyau de vieux «réactionnaires» pleurant un âge d’or perdu. Quelle est la politique prônée par nos écoles? Le pilotage des directeurs dans les cycles inférieurs? Il est à peu près inexistant. Le rôle des inspecteurs de l’éducation nationale? Il est de plus en plus aléatoire. Et la formation des maîtres? Elle est tout simplement déconnectée des besoins. Cependant, il serait injuste de s’en prendre aux enseignants, à eux seuls, qui, dans leur écrasante majorité, font un travail difficile et avec passion. «Eux aussi sont victimes d’un système qui titube», reconnaît un haut responsable au ministère de l’Education.
Un aveu d’une extrême gravité. Comme en politique, c’est l’état d’urgence qui est décrété. Dans la même optique, le Dr Mohammed Kirat, enseignant à l’université de Sharjah a soutenu, bec et ongles, que «les étudiants ne se consacrent pas à la lecture.» Car, a-t-il précisé, d’autres gadgets tels la télévision, la parabole, les vidéo games...ainsi que le «chatting» se sont taillés la part du lion dans dérive.
Les enseignants assistent, impuissants à ce «délitement progressif.» «L’accord du participe, les étudiants s’en fichent complètement! Et les accents? Ils n’en voient pas l’utilité» avoue, avec beaucoup de peine, une jeune enseignante à l’université Houari-Boumediene. Même lamento à propos de l’appauvrissement du vocabulaire. «Aurore» et «évier», pour ne citer que ceux-ci, sont devenus des mots savants que de plus en plus d’étudiants ignorent. Faut-il l’attribuer à une évolution générale de la société où le français littéraire cède peu à peu le pas? D’autres facteurs interviennent devant cette défaillance. Le ministère pèche par autisme. Il est très fort pour dresser un diagnostic. Mais pour proposer un «remède»...il reste notamment sourd aux remontées du terrain.
Les propos des professeurs illustrent ce naufrage des étudiants. Certaines copies ont été gardées, en mauvais souvenir, par un jeune agrégé en lettres, assurant des cours à la faculté des sciences sociales à Bouzaréah. Des commentaires de textes rédigés par des étudiants ayant obtenu en français des notes allant de 15 à 16,50 aux épreuves du baccalauréat. Il était question de «mitamorfoze», «fase», et de «digringoulad». Les exemples ne manquaient pas. Pourtant, ces textes, enchaîne l’universitaire, ont été produits par des bacheliers qui ont passé une année à la fac. Des jeunes censés adorer la littérature, être fervents de la langue française. La syntaxe ainsi que le choix des mots réservent également leur lot de surprises. «Bodelére est un écrivain hor pair» écrit un étudiant, inscrit en 1re année de lettres françaises à la fac de Bouzaréah. Et un autre, «distinction totale.»
Berezina orthographique!
Parfois, les étudiants ne font pas la distinction entre «es» et «et»; comme si les bases grammaticales étaient réduites à néant. «C’est la Berezina orthographique!» Le cri du coeur est unanime
Chargés de cours ou profs, jeunes ou proches de la retraite, ils font le même constat: au bout de la chaîne scolaire, après 9 ans d’études en français, pour nombre d’étudiants, de graves lacunes n’ont toujours pas été comblées. «En début d’année, il n’y a pratiquement pas de copie sans fautes, quel que soit le niveau de l’étudiant», note un professeur enseignant, pourtant, la crème des étudiants à l’Ecole nationale d’administration(ENA). «J’ai pu recenser jusqu’à une quarantaine de fautes dans une copie de licence», se désole une prof à l’Ecole normale supérieure(ENS). Cette épidémie de dysorthographie est-elle sanctionnée durant les examens? «Si j’étais stricte avec l’orthographe, je mettrais des zéros partout.» Grammaire aberrante, ponctuation erratique, charabia phonétique...Comme la plupart de ses collègues, H.DJ, enseignante de français à l’université d’Alger, a adopté une nouvelle attitude face aux fautes d’orthographe. Elle ferme les yeux. Mémoire de fin d’études? «Cela fait belle lurette que les cancres en orthographe le décrochent», a-t-elle avoué. La quarantaine absorbée, une autre enseignante à la fac de journalisme a demandé à ses étudiants de 2e année d’expliquer des mots, dont l’usage est usuel. Résultats insolites: «Autochtone»: qui aime vivre la nuit. «Sporadique»: qui n’aime pas les étrangers. Ou encore: qui aime vivre seul. Amusant? Pas autant que cela. D’autant plus que nos étudiants sont conscients de leurs difficultés, voire de leur impuissance, et ils en souffrent terriblement. Un professeur se fait de la peine pour l’avenir de ces jeunes. Lorsqu’«on dénature le sens des termes, on ne se comprend plus» a-t-il soutenu. Cette «crise» inquiète, notamment les enseignants des modules scientifiques.
Ceux-ci redoutent que leurs étudiants se trouvent un jour bloqués dans leur progression intellectuelle. Pas le temps de lire? C’est même à se demander si nos étudiants, comme l’explique un enseignant à l’Institut des sciences politiques, ont encore le temps de se nourrir quand on voit le temps qu’ils passent scotchés devant leur écran. De tous les étudiants interrogés, la moyenne de 60 minutes par jour a été constatée. Quels sont leurs programmes préférés? Les dessins animés ainsi que les feuilletons mexicains, traduits en arabe, se sont taillés la part du lion. Les programmes culturels et scientifiques ne sont cités que par erreur. Encore des heures par semaine à pianoter sur son ordinateur sans compter ce temps devant sa console de jeux de vidéo...Que font les parents devant cette situation?
Ils ne cherchent même pas à contrôler cette (sur) consommation. «Chez certains, on atteint des proportions pathologiques», a indiqué un médecin spécialiste exerçant au CHU Mustapha-Pacha. L’écran induirait des attitudes et comportements inquiétants. «L’écran tue le dialogue, le désir de communiquer. Il rend passif. Il nuit à l’acquisition du langage», a-t-il enchaîné. Ajoutez à cela les nouvelles formes d’abréviation (SMS...) que les professeurs trouvent dans des copies, le constat ne peut être qu’alarmant. Face à la sourde oreille des autorités, la crise risque de perdurer aussi longtemps que possible.
Source l’Expression
Le Pèlerin