Je veux être aimée, voilà ce que je veux...
Laura était bergère. Pas à la façon de Marie-Antoinette, non, elle était bergère, propriétaire et patronne d'un immense domaine qu'elle dirigeait à elle toute seule.
Le foulard sur la tête, chaussée de bottes, en jeans et en pull-over semaine après semaine aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle avait été parfaitement heureuse de son sort jusqu'à ce jour de printemps fatidique...
Près de trente agnelets étaient nés! Elle les avait tenus dans ses bras. Elle les avait réchauffés et caressés et mis au pis de leurs mères, et d'une voix devenue monotone par l'effet de la fatigue, elle leur avait dit à chacun: "Tiens, mon petit, tiens, tète, tu vas voir, tu vas devenir grand et fort, allez, sois gentil, fais plaisir à tante Laura..."
Soudain, après les avoir prononcés une bonne douzaine de fois, ces deux derniers mots se mirent à avoir dans sa bouche un goût de plus en plus étrangement douloureux: "Tante Céline" Un vertige la prit et à genoux dans la paille humide, les poings serrés sur son coeur qui battait à se rompre, elle murmura de ses lèvres tremblantes "29 ans, j'ai 29 ans" et elle ferma les yeux...Les bêtes sentant son trouble la pressèrent de tout part. Des sanglots la secouèrent et elle se mit à marmonner: "Voilà dix ans que je fais tout, que je suis tout, que je suis seule, que je n'ai rien, que je ne suis rien, rien que tante Céline pour mes moutons, mes ouvriers, mes voisins, les gens du village, les paysans du marché, mes neveux et mes nièces.."
Céline s'était alors précipitée dehors et appuyée à l'embrasure de la porte de son étable, le soleil levant en plein visage, les pieds dans la boue, elle avait été saisie d'un mal fulgurant qui lui avait étreint l'âme pour l'en purger enfin de son tréfonds...Et...comme une femme en travail, elle avait crié...: Être aimée, ce que je veux, c'est être aimée..." Je veux être aimée" - et son interrogation - "Que dois-je faire pour être aimée?" s'impose à nouveau à mon esprit. Alors mon cœur se met à bouillonner de paroles pleines de charme et je me retrouve à répéter ma réponse....
À peine prononcée, cette phrase se mit à lui marteler le cerveau et égarée par la puissance de son aveu, elle allait ici et là, titubant de stupeur, anéantie par l'intensité de son désir d'être aimée, subjuguée par l'urgence de son besoin d'être aimée.
Puis...Céline ne fut plus jamais la même. En quelques secondes toute la fierté qu'elle avait eu à être une femme de carrière qui avait réussi, tout l'orgueil qu'elle avait éprouvé à diriger sa vie seule, à être autonome, indépendante, libre et totalement dégagée de tout souci domestique, tout la hauteur dont elle avait enveloppé ses rapports avec les hommes qu'elle rencontrait constamment au cours de ses activités professionnelles, s'évanouirent comme un mirage du désert. Céline se mit à avoir froid et faim et soif et chaud et peur, tout en même temps et tout le temps. Une panique sourde s'installa à demeure dans son cœur et un jour d'un autre printemps, excédée par ses moutons, elle était partie à la conquête de l'amour.
Je le sais car, m'ayant vue m'affairer autour de ma maison, elle était venue spontanément vers moi et elle m'avait raconté ce que je viens de vous raconter.
Après avoir ainsi tout dit, elle avait eu l'air d'une petite fille penaude: "Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé. J'étais pourtant heureuse. Tout allait bien. Mon entreprise était prospère. Chacun m'enviait. Pourquoi soudain ce désir de quelque chose de plus qui est venu bouleverser ma vie? Voilà deux échecs, l'un à la suite de l'autre, que j'essuie. La première fois, je suis partie en jeans, et ça n'a pas marché. Cette fois, je suis partie en robe pour rencontrer cet homme et ça n'a pas marché. Pourtant, à côtoyer des hommes saison après saison comme je le fais depuis longtemps, il me semble que j'aurais dû savoir y faire...
C'est alors qu'à brûle-pourpoint, sentant qu'elle n'en avait plus pour bien longtemps à séjourner dans la région, elle m'avait posé cette question directe, urgente, implorante: "Que dois-je faire pour être aimée?"
Ses yeux s'étaient accrochés aux miens comme pour en extirper un secret et je sentis en elle une détermination farouche à ne pas me laisser aller tant que je ne lui aie pas répondu.
Il y a de cela longtemps, mais je me souviens lui avoir confié très doucement: "Céline, ce n'est pas dans le monde des hommes qu'une femme apprend à être femme. Pour être aimée, il ne s'agit pas tellement de connaître les hommes que de se connaître et de s'accepter en tant que femme..."
Céline est partie. Depuis, chaque fois que je rencontre une femme aux yeux éteints, je pense à elle, et son cri- "
Approfondie, précisée, étoffée avec le temps, je la confie ici à toutes les Céline que déchire le même cri et qu'étire la même interrogation
Le Pèlerin