La fin d’un cycle
Sur la seule lecture des journaux privés et des discussions menées avec des Algériens de toutes les conditions sociales, en dehors des cercles ou des sectes qui se nourrissent de la seule rente des hydrocarbures, il est évident que le problème soulevé comme un cas à part par M. Bouteflika en personne est un vrai gros problème. De larges franges de la jeunesse algérienne sont en rupture avec le pouvoir, l’Etat, les parents, les élus locaux, le gouvernement, et avec tout ce qui s’apparente à une autorité. Cette dernière leur apparaît détenue par des personnes âgées, des adultes éloignés de leurs angoisses, des décideurs «qui ont réglé leurs problèmes», selon la formule ancrée, et qui se moquent de leurs drames.
Les dégâts des trois dernières années d’émeutes, de violences aveugles et de destructions insensées sont sûrement considérables. En révéler aujourd’hui la véritable ampleur chiffrée peut être un électrochoc pour toute la société. Des âmes «innocentes» pouvaient penser un moment que la vallée du M’zab ou Oran étaient des îlots de pacifisme. Le réveil est brutal et les anathèmes à l’emporte-pièce ne sont ni de la lucidité ni une capacité à analyser une «situation concrète», comme disait Lénine. La convocation récurrente et stérile de «la manipulation» de «l’étranger», de «la voyoucratie», ne cerne aucunement un phénomène contagieux et fort dangereux. Lorsqu’un ministre reconnaît que «nous sommes loin de la rue, nous ne savons pas ce qui se passe», il met en même temps le doigt sur les chaînons manquants. Ils sont d’ordre économique, sociétal et évidemment politique, même si les jeunes ne les posent pas en termes savants, et se méfient des politiques.
Le premier chaînon, de base, c’est les collectivités locales, leur légitimité, leurs moyens, leur autonomie par rapport à la wilaya ou à la capitale qui est justement «loin de la rue», y compris à Alger. Dans un pays comme l’Algérie, à quoi servent les APC et les APW ? Faire de l’état civil, gérer une salle de cinéma là où elle existe, faire un peu d’enlèvement des ordures et quelques bricoles qui ne participent nulle part du développement local, de la culture, etc. Dans un pays comme la France, «les collectivités assurent aujourd’hui plus de 70% de l’investissement public !». Devant la vacuité des maires dans la majorité des communes (portées par le financement de l’Etat), comment comparer nos élus avec ceux de Rome, Madrid, Paris, Londres ou New York, ou comparer nos villes à celles-ci ?
Le chaînon sociétal est pris avec beaucoup d’efficacité par les courants les plus réactionnaires et les plus archaïques du pays. L’intégrisme dans les sphères officielles d’une «opposition au pouvoir» trouve un terreau social propice, profite des fermetures politique, médiatique, syndicale pour jouer en douce la mélodie inaugurée par l’ex-FIS. L’idéologie en question domine plus vite qu’on ne le croit, dans un siècle et un contexte différents par rapport à l’aboutissement de l’explosion de 1988. Elle prolifère à travers un faisceau complexe d’activités hétéroclites mais complémentaires : import-import, informel, terrorisme, prêches incendiaires, évasion fiscale, commerces de n’importe quoi, «police des mœurs et du vêtement», infiltration du système éducatif, «système de santé» par la rokia, etc. Le chaînon politique est, lui aussi, un détonateur à distance à la fureur des jeunes. La contagion région par région s’articule sur de vrais problèmes algéro-algériens non étudiés, non réglés. Tous les prétextes sont bons dans «une autonomie spontanée» à des jeunes dans le désarroi avec l’instinct de la horde. L’absence au plan politique de médiations et de médiateurs légitimes, crédibles et compétents met invariablement face-à-face des jeunes et les forces de police puisque d’autres acteurs (partis, associations, élites respectives) pertinents sont tenus en marge au profit de zélateurs, d’un syndicat unique impuissant à penser la croissance, l’entreprise locale, la mondialisation et tous les enjeux économiques et industriels. Le politique, c’est la médiation, l’écoute de l’opposition, la négociation toujours, sur tout et avec tous, et la recherche inlassable de consensus nationaux. Aujourd’hui, il est clair que les discours lénifiants, unanimistes ont consommé leur faillite et qu’un cycle s’achève. Le sera-il dans l’unité vitale, la sérénité, le consensus entre tous ceux qui n’ont que ce pays, ou bien dans le fracas et les ruptures violentes ? C’est pour dire ce que le pays attend du président de la République, garant des libertés, au-dessus des intérêts normalement divergents dans toute société.
Source La Tribune
Le Pèlerin