Le mois de tous les dépassements
Une question mérite d’être posée au cours de ce mois sacré : Les Algériens ont-ils spirituellement évolué au cours des dix derniers ramadans ?
En d’autres termes, nous sommes-nous améliorés dans notre rite ? Dans notre propre vie ? Bref, gérons-nous aujourd’hui notre jeûne comme il y a dix ans, par exemple, et avons-nous compris son véritable message ?
La réalité, malheureusement, est tout autre sur le terrain. Le comportement négatif des uns et des autres les années précédentes – voire les années à venir –, abonde dans ce sens. Exemple : nos administrations. Elles travaillent au ralenti. Personne n’est jamais à l’heure y compris dans les institutions les plus en vue.
Et pour cause, tout le monde veille le soir parfois jusqu’au petit matin. Alors forcément on lâche du lest dans les services, on fait semblant de ne rien voir, comme si de rien n’était, de nombreux travailleurs sortent avant l’heure et apparemment, ils sont tous excusés. Aucun dossier n’est jamais réglé, ficelé.
Il l’est toujours à moitié. Soit parce que le directeur est en congé car il supporte difficilement le ramadan, soit parce que le chef de département tourne dans les services, soit enfin parce que la secrétaire chargée de la saisie n’est pas encore venue.
Certains responsables font deux apparitions la journée au bureau une le matin pour que leurs supérieurs notent leur présence et une en fin d’après-midi à un quart d’heure avant la fermeture du service pour les mêmes raisons. Que font-ils le reste de la journée ? Ils dorment pour récupérer leur soirée de veille ou font les marchés pour oublier les affres de la faim et de la soif, un peu comme un passe-temps.
Pour cause de ramadan, certaines communes, il y a dix ans, ont fonctionné en deçà de leur possibilité alors même que tous les employés étaient à leurs postes.
Pire, tous leurs projets ont été volontairement bloqués ou retardés pour des raisons invraisemblables liées à la particularité de ce mois qui a fini par avoir bon dos… Rares sont les décisions qui sont prises pendant le ramadan y compris en «haut lieu». Rien n’est jamais réglé pendant ce mois, tout est reporté à après l’aïd.
Dans les officines, les entreprises et les ateliers, le même demi-sommeil engourdit cadres et employés. Et comme tous sont atteints de la même paresse personne n’ose hausser le ton.
Bref, l’absentéisme, pendant ce mois, fait des ravages dans tous les milieux socioprofessionnels, qu’ils soient de service ou de production… Or le carême est tout le contraire, il est l’émulation du travail, l’effort soutenu au travail alors que le ventre est vide. C’est cela le jeûne, le vrai qui a un sens.
C’est le ventre qui nous guide
Pour être tout à fait en conformité avec notre rite, la franchise la plus élémentaire nous oblige à dire que nous marchons à côté de nos pompes…
Parce que le jeûne, comme tout le monde le sait, ne consiste pas seulement à se priver d’eau et de nourriture pour s’empiffrer le soir et se détendre devant un thé ou un numéro de danseuses du ventre quelque part sur la côte. Le jeûne, c’est d’abord mettre un bémol à ses convoitises et à ses instincts. C’est tout le corps qui doit, en fait, jeûner.
Les yeux doivent éviter de regarder ce qui est illicite en religion et interdit, les oreilles doivent éviter d’écouter ce que la morale réprouve tous les jours, comme les grossièretés et autres plaisanteries de très mauvais goût, la langue, surtout la langue, doit éviter le piège de la critique gratuite, du mensonge, de la médisance, du commérage. Suivons-nous ces préceptes ? Honnêtement non.
Regardez autour de vous, regardez ce qui se passe dans vos marchés et vous serez fixés sur le comportement des gens qui va à contre-courant de l’essence même du jeûne. Ici c’est un commerçant qui triche carrément sur le poids de sa balance, là c’est un autre qui triche sur la qualité de ses produits et il est prêt à jurer qu’ils sont de première qualité.
Plus loin, c’est un marchand qui jeûne comme vous, et qui vous fourguera des yaourts avariés — en connaissance de cause très souvent — ou des flans ayant dépassé la date de péremption. Tout près, un autre marchand, pas très net, est pris à partie par la foule qui lui reproche de vendre comme premier choix, des dattes mélangées avec d’autres de qualité médiocre, là encore c’est un marchand qui vous propose un rachitique bouquet de persil, 4 fois son prix de la veille.
Pire, le ramadan pour de nombreux citoyens, est une «aâda» (habitude) et non une «ibada» d’où la confusion en ce qui concerne le sens à lui donner. Que ce soit à Alger, à Oran, à Constantine ou dans n’importe quelle grande ville du pays, les mêmes images reviennent chaque année, à pareille époque comme des copies dupliquées, fidèles à l’original et sans retouche aucune.
Des citoyens de tous âges, un couffin à la main arpentent les souks et les marchés, le front en eau, fulminent et pestent contre la cherté et la rareté de certains produits. C’est au niveau de la pâtisserie orientale, le seul espace où l’on ne se bouscule pas, que le citoyen lambda, souffle un peu, récupère quelques forces avant de faire son choix et de retourner chez lui. C’est le ventre qui guide les jeûneurs, le ventre uniquement.
… Et on recommence
C’est une éternelle répétition. Nos ramadans se suivent et se ressemblent. Les mêmes scènes que vous avez vécues il y a cinq ans par exemple, vous les vivrez sûrement cette année, à quelques variantes près.
L’année dernière, à la veille du mois sacré, tout le monde criait au scandale des prix dans les marchés. C’est même devenu un réflexe. Autant que je m’en souvienne, dix ans auparavant, le même scandale était dénoncé avec les mêmes propos et la même conviction… Pour les plus âgés d’entre les lecteurs, il y a 20 ans, en 1989, les mêmes commerçants, du moins la même corporation était fustigée pour les mêmes pratiques. Tout le monde à l’époque criait au loup à la vue des nouvelles étiquettes sur les cageots des fruits et des légumes, à la vue de l’incroyable poussée des prix des viandes rouges ou blanches.
Un détail pourtant : en ce temps-là, on ignorait jusqu’à l’existence de la viande congelée. En tous cas, elle n’était pas invitée dans nos assiettes. Il y a donc cinq ans, dix ans, voire vingt ans, les commerçants, toutes filières confondues, se frottèrent systématiquement les mains à l’approche d’un mois qui allait leur donner la meilleure recette de l’année.
Pensez donc. Ce mois de la consommation par excellence gonfle par nature et dope les ventes et souvent l’offre reste très en deçà de la demande. Les mêmes scènes vécues en direct, il y a quelques années, voire deux à trois décennies, se répètent tout naturellement comme si on les avait extraites d’un film. Des ménagères, un couffin à la main faisant le tour des marchés, sont glacées par les nouvelles mercuriales qui jouent au yoyo d’un point de vente à un autre. Pour l’exemple, le bouquet de persil passe entre la veille du ramadan et le premier jour du jeûne de 1 à 10 fois son prix. La coriandre est passée, à titre illustratif, de 15 à 75 DA à Tlemcen.
A chaque ramadan, le prix des œufs monte de manière factice sans qu’aucun levier économique l’explique ou le justifie. Il était en juillet à 8 DA, il est proposé aujourd’hui quasiment 50% plus cher, soit à 12 DA.
Comme il y a dix ou vingt ans, les mères de famille et les filles au foyer passaient la moitié de leur temps à la cuisine, devant les fourneaux, pour essayer, au besoin, de préparer une nouvelle recette qui fera plaisir aux jeûneurs, qui ne grignoteront pas grand-chose une fois le couvert posé… Comme il y a dix ou vingt ans, les hommes termineront leur soirée soit dans des cafés enfumés au milieu des brouhahas de toutes sortes, soit à la mosquée pour la prière du taraouih.
Comme il y a dix ou vingt ans, les marchands de chaussures et de prêt-à-porter commencent, eux aussi, et dès les premiers jours du ramadan à aiguiser leurs prix et leur…
La vraie bénédiction
A la fin de chaque ramadan, de nombreux fidèles s’empressent de renouer avec leurs travers quotidiens comme si ce mois de purification n’était qu’un passage obligé sans aucun impact.
Il ne faut pas sortir d’El-Azhar pour comprendre que ce jeûne, au-delà des privations qu’il faut observer, est une occasion inespérée pour le musulman de faire une halte, de faire le point et de se remettre en question à tous les niveaux. Le jeûneur est un peu comme la voiture qui roule sans cesse, sans faire de break et qui aurait besoin d’être vidangée, purgée, relookée. C’est pendant ce jeûne que le fidèle doit dresser son bilan et se demander en quoi il a fauté au cours de l’année, en quoi il a exagéré, en quoi il a été prodigue, en quoi il a été avare, pingre ou tout simplement économe, en quoi il s’est surpassé, en quoi il s’est fourvoyé, en quoi il a calé et en quoi il a réussi.
Et s’il ne se pose aucune de ces questions, c’est qu’il n’a strictement rien compris à ce mois que l’on appelle «baraka» et son jeûne n’aura été qu’un calvaire quotidien long de trente jours de soif, de sueur et de faim inutiles.
Outre l’endurance qu’il impose et qui est en elle même une bénédiction dans la mesure où le fidèle apprend à retenir ses instincts et à refréner ses appétits, le ramadan délivre très souvent des pratiques anti-santé comme la consommation de cigarettes.
Des centaines, voire des milliers de fumeurs, ont cessé de fumer à la fin du ramadan qui reste une excellente école de volonté.
D’autres, sans doute plus nombreux et pas du tout atteints par le «vice» du tabac, sont sortis avec de très bonnes résolutions à la fin du ramadan, comme par exemple multiplier la charité autour d’eux, faire preuve de compassion à tout moment de la vie et surtout de solidarité avec la frange la plus démunie et la plus fragile de la population.
Quelques-uns se sont auto-interdit tout ce qui est illicite en matière de religion comme les relations extraconjugales, la corruption ou le commérage. N’est-ce pas là une bénédiction du jeûne ?
L’exemple du Moyen-Orient
Contrairement à ce qui se passe dans notre pays, à la veille et pendant le ramadan où les prix grimpent pour atteindre des cimes inimaginables, dans certains pays musulmans comme la Syrie, pour ne prendre que cet exemple, c’est tout l’inverse qui se passe.
Dans les marchés et les points de vente, légumes, fruits, produits de large consommation, viande ovine et bovine sont proposés à la baisse sans que l’Etat ait à intervenir.
Pourquoi ?
Pour que ce mois de jeûne soit vraiment un mois de piété et d’amour du prochain.
Source Info Soir Imaâd Zoheir
Le Pèlerin